HISTOIRE SOCIALE - Histoire des élites

HISTOIRE SOCIALE - Histoire des élites
HISTOIRE SOCIALE - Histoire des élites

La notion d’élite , utilisée par les sociologues, n’est intervenue que récemment comme élément de la réflexion historique. Pendant longtemps, celle-ci a eu recours à des notions rigoureuses, souvent juridiques. La noblesse, la bourgeoisie figuraient des ordres ou des classes bien distinctes, clairement définies, entre lesquelles n’existaient ni interférences ni communauté de dessein ou d’action, et qui étaient, la plupart du temps, antagonistes. L’histoire se définissait alors comme une dialectique procédant par éliminations successives: une classe privilégiée, en position dominante, dépositaire des valeurs héritées du passé, se heurtait à une classe montante, détentrice des valeurs nouvelles, qui l’éliminait et prenait sa place. On expliquait ainsi la Révolution: en 1789, la noblesse, «réactionnaire», était combattue et flouée par la bourgeoisie, «progressiste», qui se substituait à elle et dominait à son tour l’appareil d’État. L’introduction dans la réflexion historique de la notion beaucoup plus complexe d’élite a remis en cause ces interprétations trop sommaires. L’élite se laisse moins aisément cerner que des catégories définies par des critères juridiques, comme l’ordre de la noblesse, ou économiques, comme la classe bourgeoise. Si la recherche historique sur les élites s’est bornée aux sociétés d’Ancien Régime et censitaires, elle est heureusement relayée, pour la période contemporaine, par la réflexion sociologique. Mais on attend encore la synthèse qui décrira l’évolution du phénomène et l’expliquera dans la longue durée.

Des grands hommes à l’élite

Certes, les élites ont toujours constitué un objet de recherche privilégié de l’histoire sous la forme à la fois pittoresque et mondaine des grands destins individuels: chefs d’État, héros, grands capitaines... Les groupes dirigeants eux-mêmes n’étaient pas appréhendés en tant que corps mais seulement sous les espèces de leurs leaders. L’étude des élites, non plus limitée aux «grands hommes», mais étendue à l’ensemble des groupes sociaux qui dominent la société par leur influence, leur prestige, leur richesse, leur pouvoir (politique, économique, moral ou intellectuel), est née des interrogations posées depuis une cinquantaine d’années par une histoire qui renouvelait ses méthodes et élargissait son champ d’investigation en explorant les territoires voisins des autres sciences humaines. Tandis que la sociologie, à partir des sociétés contemporaines, posait de nouvelles questions sur la structure, la formation, la circulation et le rôle des élites, l’histoire se tournait vers la vie des humbles, des classes rurales et des classes moyennes, et découvrait l’existence des élites dans les relations de dominants à dominés. Ainsi, plus l’histoire s’engageait dans la voie d’une histoire «totale», plus il devenait nécessaire et urgent de mener une réflexion sur les élites, pour mieux connaître les conditions réelles de la dépendance populaire, pour découvrir les instruments de la domination des élites, pour expliquer les phénomènes révolutionnaires et les mutations qui permirent de passer des sociétés d’ordres de l’Ancien Régime aux sociétés de notables du XIXe siècle, et enfin à la démocratie. Les filières de la mobilité sociale, les possibles passages d’une catégorie à l’autre, leur rythme et leur volume ont constitué un objet d’étude largement exploré. Les élites sont devenues de la sorte un des chapitres les plus dynamiques de l’histoire.

L’élite, telle qu’elle est définie aujourd’hui, s’est formée en trois étapes, en trois temps, qui correspondent à autant d’élargissements: à la noblesse fondée sur l’hérédité, valeur suprême des sociétés aristocratiques, s’est substituée l’élite des «propriétaires» qui dominent les sociétés bourgeoises, puis la démocratie a étendu son recrutement à la culture et aux compétences. Schéma nécessairement sommaire – la noblesse n’exclut pas le mérite, la démocratie n’accorde pas la même estime à toutes les formes de savoir – mais qui correspond à l’évolution globale.

L’hérédité

Jusqu’à une date variable selon les pays – plus tôt dans les pays qui ont connu un essor économique précoce, comme les Provinces-Unies et l’Angleterre, plus tard dans les pays où la bourgeoisie peu nombreuse et peu active ne parvint que lentement à maturité, en Europe centrale et orientale –, la noblesse a constitué l’élite à la fois officielle et réelle. Officielle, parce que son statut juridique la place dans une position de supériorité éminente; réelle, car l’éducation dont elle bénéficie lui assure compétence et savoir, et longtemps cette supériorité n’est ni contestée ni mise en doute. Elle trouve la justification de sa position dominante dans l’hérédité («Il y a dans les semences je ne sais quelle force et je ne sais quel principe qui transmet, et qui continue les inclinations des pères à leurs descendants», G. A. de La Roque, Traité de la noblesse , 1678) et dans la pédagogie («L’éducation que l’on prend soin de donner aux personnes dont la naissance est plus illustre et la condition plus avantageuse contribue beaucoup à ces sentiments généreux qui élèvent leur esprit au-dessus de ceux du commun», le père Ménestrier, Les Diverses Espèces de noblesse et les manières d’en dresser les preuves , 1685). D’une telle supériorité découlent tout naturellement des avantages honorifiques et utiles tels que privilèges juridiques ou fiscaux et monopole des grandes charges (ecclésiastiques, militaires ou civiles). Anti-élite, puisqu’elle refuse en principe toutes les valeurs acquises par le travail, le talent et l’argent, la noblesse échappe en fait à cette définition étroite puisqu’elle admet fréquemment, par l’anoblissement, le mérite et la fortune.

L’élite des propriétaires

Dans un pays comme l’Angleterre, où le commerce puis l’industrie se sont développés très tôt, la formation d’une élite plus large, fondée sur la compétence et l’argent, était d’autant plus facile que la noblesse n’y était pas aussi strictement définie que dans les pays germaniques ou latins. En France, c’est au cours du XVIIIe siècle que s’effectue le passage d’une noblesse héréditaire à une élite fondée sur la fortune, que consacre 1789 et qui s’épanouit dans les régimes censitaires de la première moitié du XIXe siècle. Le XVIIIe siècle, où triomphe en France la monarchie administrative, est marqué par trois phénomènes qui concourent à la définition d’une classe supérieure recrutée sur des critères différents de l’hérédité: le triomphe de l’absolutisme et la volonté de l’État d’anéantir les privilèges attachés à la qualité nobiliaire qui limitent son autorité en plaçant leurs bénéficiaires hors du droit commun; l’essor des forces productives qui enrichit une partie du peuple et lui permet d’accéder à la culture; le développement des Lumières et de la philosophie qui remet en cause, dans l’esprit même de maints nobles, les valeurs traditionnelles, et provoque la promotion de nouvelles références – productivité, savoir, compétence. Autant de facteurs qui contribuent à déplacer le sens et les connotations du terme attaché à la désignation des classes dirigeantes. La Révolution française est très largement le résultat de la compétition entre ces deux notions également vivaces au XVIIIe siècle: naissance et mérite. Dès la fin de l’Ancien Régime, la concurrence entre nobles et non-nobles est déjà, dans les consciences les plus éclairées, dépassée par le souci de définir les critères de reconnaissance de la nouvelle élite en formation. Assez curieusement, mais dans la logique d’une société marquée par ses origines et où l’activité économique et l’activité intellectuelle sont sinon suspectes, du moins marginales – n’oublions pas que la France, comme le reste de l’Europe à l’exception de l’Angleterre et des Provinces-Unies, est un pays essentiellement rural – et isolent plus qu’elles n’intègrent, c’est la propriété, précisément la propriété de la terre, qui constitue, sous la double influence de l’inertie des traditions et du modernisme des doctrines, telles que la physiocratie, le signe de reconnaissance de tous ceux qui aspirent à demeurer membres du club (qui monopolise le pouvoir, l’influence et le prestige social) ou à s’y intégrer. Lorsque la naissance cesse d’être unanimement reconnue comme principe indiscuté de différence, de supériorité ou de perfection, il faut bien trouver, dans une société qui ne reconnaît pas encore à tous le droit au respect, à la considération et au pouvoir, un critère objectif qui distingue les «meilleurs» de la masse du peuple. La propriété, qui présentait le double avantage de préserver l’élite traditionnelle, dont la richesse et le prestige reposaient sur la possession territoriale, et d’intégrer les nouvelles élites qui, par mimétisme, avaient investi dans la terre, devint ainsi tout naturellement le principe sur lequel se fonda la définition de la nouvelle classe supérieure, et qui permit de dresser une barrière entre elle et tous les autres. Il n’était plus question de distinguer entre les riches: nobles et roturiers, les grands propriétaires avaient un droit égal à la considération et à l’autorité. C’est ce qu’exprimait Condorcet dans ses Idées sur le despotisme (1789): «Le droit d’égalité n’est pas blessé si les propriétaires seuls jouissent du droit de cité [...], mais il est blessé si le droit de cité est partagé inégalement entre différentes classes de propriétaires parce que cette distinction n’est pas dans la nature des choses.» L’élite, par conséquent, se définit d’abord par exclusion. Elle rejette dans un premier temps ceux qui ne sont pas «nés», les roturiers, ceux qui ne participent pas du privilège de l’hérédité. Ensuite, elle rassemble, au contraire, tous ceux, quel que soit leur statut social, qui disposent de la même source de profit, de prestige et de puissance: la terre. Sélection à la fois étroite et tendancieuse – d’une part, elle se limite aux grands propriétaires et ne prend pas en compte la propriété parcellaire et, d’autre part, elle exclut les formes de richesse d’origine capitaliste –, elle se justifie par des raisons économiques (la propriété foncière demeure la source essentielle de richesse et de pouvoir), sociales (elle confère non seulement le prestige mais aussi le plus large moyen de contrôle sur les forces du travail) et culturelles (seule, ou presque seule, elle procure le loisir et l’éducation). Ainsi la possession du sol en vient à se confondre avec le monopole des capacités. Personne n’a mieux que Boissy d’Anglas formulé la coïncidence entre propriété, compétence et «valeur», au moment où se préparait la Constitution de 1795: «Nous devons être gouvernés par les meilleurs: les meilleurs sont les plus instruits et les plus intéressés au maintien des lois; or, à bien peu d’exceptions près, vous ne trouverez de pareils hommes que parmi ceux qui, possédant une propriété, sont attachés au pays qui la contient, aux lois qui la protègent, à la tranquillité qui la conserve, et qui doivent à cette propriété et à l’aisance qu’elle donne l’éducation qui les a rendus propres à discuter avec sagacité et justesse les avantages et les inconvénients des lois qui fixent le sort de leur patrie.» La propriété était devenue la mesure exacte du mérite. Le seuil fixé par les régimes censitaires restait assez élevé et sa définition assez stricte pour que, tout en donnant satisfaction aux catégories les plus impatientes, fussent encore exclues toutes les ambitions légitimes qui ne répondaient pas aux critères retenus.

L’élargissement

Fondée non plus sur la naissance, mais sur la notion plus ouverte de propriété, l’élite, bien qu’élargie, restait très discriminatoire. Certes, les valeurs véhiculées par la Révolution française en 1793-1794, avec ses espoirs d’égalitarisme petit-bourgeois, semblaient nier les principes affirmés par les constituants de 1789 et repris par la République bourgeoise, puis par les régimes censitaires qui suivirent. Si elles ont eu une postérité, ce ne fut pas en Europe occidentale. Ici, les élites s’enracinèrent à la fois dans l’appareil d’État et dans les hiérarchies réelles de la société, mais en repoussant progressivement les frontières de leur recrutement et en intégrant, à la suite de révolutions politiques ou dans la foulée de l’évolution industrielle et culturelle, les représentants de catégories qui débordaient très largement la définition initiale. À la propriété s’ajoutèrent successivement, après 1830, la fortune mobilière, le capital industriel et enfin le savoir. Élargissement d’une portée considérable puisqu’il reconnaissait la promotion des valeurs de l’âge industriel et du capitalisme triomphant et la compétence intellectuelle, surtout sous ses formes polytechniciennes qui correspondaient le mieux aux soucis d’efficacité d’une société positiviste entraînée par une foi aveugle dans le progrès. Cet élargissement mesuré ne modifiait cependant que lentement et avec prudence les contours de la notabilité traditionnelle dans la mesure où l’élite restait étroitement dépendante de la fortune, comme le demeurait la culture elle-même. Mais le travail qui produit la richesse, désormais valorisé, devient un facteur essentiel de promotion sociale, favorise la reconnaissance des capacités, et la société, longtemps bloquée par l’immobilisme du patrimoine foncier, commence à bouger, tandis que la circulation du bas vers le haut, du peuple vers l’élite, s’accélère. Avec le triomphe du libéralisme et les régimes démocratiques, le mouvement se précipite. La démocratisation, plus ou moins profonde, de l’enseignement, la diffusion de la culture par l’école et les loisirs, l’ouverture de plus en plus large de l’université étendent théoriquement à tous les chances de promotion. En fait, c’est surtout le XXe siècle qui, en permettant de faire carrière à l’écart des institutions traditionnelles, universités et grandes écoles, offre vraiment aux plus doués la faculté d’accéder, sans suivre les filières académiques qui continuent longtemps à exiger un certain degré d’aisance, aux postes de responsabilité où se reconnaît aujourd’hui l’élite d’une nation. Les syndicats professionnels constituent, par exemple, une école parallèle qui, des plus bas degrés de la hiérarchie sociale, peut conduire au sommet de la carrière des honneurs et à l’exercice du pouvoir.

Une société sans élite?

Aujourd’hui, les sociétés libérales voient dans leurs élites élargies un facteur de stabilité et une garantie de dynamisme. La «société libérale avancée» est, d’un certain point de vue, l’apothéose d’une société qui renouvelle ses élites au rythme grandissant de la prospérité et de l’extension des libertés démocratiques. Mais toute crise durable, en grippant les mécanismes de la circulation sociale par la régression économique ou le frein du chômage, ralentit le mouvement qui exige des élites un renouvellement constant, provoque la résistance des uns et la contestation des autres. Le socialisme autogestionnaire proposa de confier à chacun, là où il est, les responsabilités traditionnellement dévolues aux détenteurs du pouvoir, patrons ou État; dans une telle société où le pouvoir ne serait plus distinct du travail, mais se diversifierait en autant d’initiatives qu’il y a, à chaque échelon, de citoyens responsables, la notion d’élite se dissout à mesure que s’estompent les relations conflictuelles de dominants à dominés.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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